Elle emprunte son nom de chanteuse à Scorsese et voyage entre les scènes rock, les plateaux de théâtre et le cinéma. Auteure, compositrice, chanteuse, créatrice sonore, actrice, réalisatrice, Ruppert Pupkin alias Emmanuelle Destremau a choisi de ne pas faire de choix, en toute liberté. Entretien.

Rupert Pupkin, Emmanuelle Destremau, vous assumez deux identités différentes. C’est un vrai choix de vie ?
Au départ, c’était surtout un pseudo pour chanter. Quand j’ai commencé à écrire des chansons, j’étais très attachée à l’idée de changer d’identité, de changer d’enveloppe pour les faire entendre, les interpréter sur scène. Je ne savais pas si cela allait devenir un groupe ou une figure. En fait au fil des années, c’est devenu un autre moi, une seconde peau, une enveloppe qui permet, comme un costume, d’aller ailleurs, de rencontrer d’autres gens, de faire différentes collaborations. Et finalement Ruppert Pupkin, ce n’est pas comme un « groupe » de musique. Il y a moi qui compose et chante et des musiciens merveilleux qui m’accompagnent, qui se croisent et que je choisis d’associer à ce costume.

La « poly identité », c’est quelque chose que l’on retrouve tout au long de votre parcours artistique. C’est un synonyme de liberté pour vous ?
Oui, c’est un rapport à la liberté. Et c’est très ludique. C’est quelque chose que j’expérimente depuis longtemps. Ma première pièce de théâtre, Les Violette, publiée en 2006, (adaptée au cinéma par Benoit Cohen) raconte l'histoire d'une petite fille qui s’est dédoublée en trois pour faire face à un traumatisme. Je pense que c’est un élément assez fondateur et universel. Je lutte un peu contre les cases dans lesquelles on veut nous enfermer et je suis toujours un peu hors cadre, sans doute à cause de ça.
On met un masque mais le masque fait déjà un peu partie de nous. On a tous besoin de se cacher pour préserver un certain mystère. J’ai choisi l’acte créatif pour ne pas me limiter. Et puis notre pratique évolue avec les années. Rien n’est jamais figé. Rien ne dit que je ne vais pas créer un autre avatar pour réaliser encore d’autres choses. Pour moi, c’est sans fin.

J’ai choisi l’acte créatif pour ne pas me limiter.

Pourquoi avoir aussi conservé votre propre nom ?
C’est vrai, j’ai gardé mon nom pour la réalisation de documentaire et pour l’écriture, ou pour des projets solitaires. En tant qu’actrice, c’était nécessaire aussi. Après coup, j’ai un peu regretté de ne pas avoir pris un pseudo comme écrivain. Tout cela n’était pas prémédité, mais j’aime bien l’idée de disparaître derrière mes oeuvres. Que mon nom soit lui-même une création. Si c’était à refaire je n’utiliserais mon vrai nom dans aucune de mes productions. Ce dédoublement m’a donné beaucoup de liberté.

Pourquoi le choix de Ruppert Pupkin ?
J’écrivais à l’époque avec le réalisateur Bruno Merle le scénario de son film Héros pour lequel nous nous étions inspirés du film de Martin Scorsese La Valse des pantins, de l’image d’un loser, d’un anti-héros, Ruppert Pupkin, qui séquestre son idole, dans une course effrénée et pathétique. L’anti-héros, féminin ou masculin, est quelqu’un qui m’intéresse plus que le héros, parce qu’il a toutes les faiblesses et qu’il se bat néanmoins avec ce qu’il a. Ça crée de vrais enjeux dramatiques. Moi c’est aussi le côté burlesque qui m’a intéressé dans ce costume-là. Et la recherche de la beauté. Je peux écrire une belle chanson triste et me casser la gueule en même temps. Une façon aussi de ne pas se prendre complètement au sérieux peut-être.

Au fil des années, j’ai créé ma propre identité de Ruppert Pupkin. Une chanteuse avec un nom d’homme. Qui oscille entre des ballades tristes, rugueuses et des songs chargées d’autodérision. Des pieds de nez. Et puis Ruppert se promène aussi bien sur les scènes de musique actuelles que dans des théâtres, compose pour le cinéma, fabrique des capsules sonores avec les patients d’hôpitaux psychiatriques… Ruppert chanteuse pop rock est aussi multiple.

Le choix d’un costume qui vous protège ?
Le moment du chant, c’est un moment qui est nu, qui est pur, plus en contact avec l’intime, avec mon intimité même. On est très vulnérable, alors que dans un livre, une pièce de théâtre, il est possible de se cacher davantage, dans d’autres masques qui sont les personnages. Dans un documentaire, au contraire, je peins les autres, ce sont eux que je mets en avant. Ce n’est pas par hasard si j’ai choisi l’anglais pour chanter, cela met encore un filtre, un tout petit filtre de protection supplémentaire. Sauf que mon prochain album est essentiellement en français, donc… 

Chant, musique, composition, documentaire, écriture, théâtre, créations sonores ? Qu’est-ce qui vous motive ?
 Il y a un côté boulimique, c’est vrai ! Au départ, c’est un peu de l’ordre de « Et pourquoi pas ? ». C’est-à-dire ne pas se limiter. J’ai suivi une formation d’actrice, puis je suis partie en Palestine en me disant « si je trouve du travail dans le théâtre, je reste, sinon je rentre. » Et j’en ai trouvé. J’y ai mis en scène un opéra. J’étais très intéressée par ce qui se passait à Gaza. C’était trop compliqué de faire un court métrage. J’ai pensé au documentaire, je me suis lancée… J’ai réalisé Gaza les enfants du retour en 2001 et ensuite j’ai réalisé des documentaires pendant 10 ans. C'était complètement imprévu. J'ai continué aussi à être actrice. La musique, je savais depuis toujours que j’avais envie de m’y frotter. L'écriture était déjà là. Mais jamais je ne me suis dit « je vais écrire des pièces de théâtre », ça s'est fait, j'en ai écrit une, puis une autre, et cela s'est enchaîné. Comme les films. Et maintenant la musique. Les aptitudes, l'aisance à faire les choses, elles se trouvent en les faisant. 

Quel est le déclencheur ?
Ce sont des rencontres, un moment qui vous percute, un texte, une situation, un sujet… Je pense aussi que c’est un excès de curiosité… et de désir. C’est aussi de ne pas se dire « non tu ne peux pas le faire ». Le choix du médium dépend surtout du sujet. Pour parler d’un foyer de travailleurs immigrés que j’ai filmé dans « Hommes au foyer », il était évidemment plus juste de faire un documentaire qui donnerait la parole à ces gens qu’on n’interviewe jamais. Pour la chanson par exemple, ça se déclenche de façon très sensorielle, elles racontent des histoires et des émotions en accéléré. C’est très libérateur.

Les aptitudes, l’aisance à faire les choses, elles se trouvent en les faisant.

Et si vous deviez faire un choix ?
Pratiquement impossible ! Même si ma musique est devenue complètement essentielle. Je suis beaucoup sur scène, je suis une performeuse. J’ai besoin d’être sur un plateau de théâtre ou de musique. Pendant ces deux ans de confinement, j’ai bien senti que je ne pouvais pas rester toute ma vie derrière mon ordinateur à écrire. J’appartiens vraiment au monde de la scène et j’ai besoin de transmettre ce que je fabrique sur un plateau, et aussi comme actrice de cinéma occasionnellement. La vibration passe toujours par le corps.

La liberté de choix pour vous, c’est de ne pas choisir ?
Pour moi la liberté de choix, c’est le désir. Le désir qui déclenche que l’on choisit de se lancer dans un projet qui va durer peut-être deux, trois ans. Ce désir doit être très fort. Créer sans désir, c’est compliqué. Je me rends compte que je ne fais presque rien que je n’ai pas désiré. Je ne me limite pas à une discipline. J’imagine que ne pas choisir entre ces formes est devenu un vrai choix, à force. Et on n’avance pas à la même vitesse quand on fait dix choses à la fois que lorsqu’on en en fait qu’une. Ce n’est pas sans difficulté, cela crée quelques aléas. Les gens ont parfois du mal à vous identifier. Mais la plupart du temps, c’est très riche pour moi.
Par exemple, après avoir sorti mon dernier livre, Border Ghosts (éditions Quartett), pendant le confinement, c’était joyeux d’en créer une version lecture musicale pour la Maison de la Poésie et de faire entendre mon récit avec mes chansons. Ne pas choisir, ça ouvre des possibles.

Que vous apporte de pouvoir passer d’un univers à l’autre ?
Des rencontres incroyables et beaucoup d’énergie. Et puis j’apprends tous les jours. En ce moment par exemple, je suis partagée entre le cinéma, le théâtre et la musique : j’écris une série avec Bruno Merle et le film Saint Baume, de Laetitia Spigarelli dans lequel j’ai joué vient d’être présenté au festival de Clermont Ferrand. La SACD m’a invitée à composer la musique d’un spectacle pour Avignon et mon dernier texte de théâtre Random Access Memories sur les jeux vidéos a obtenu une bourse d’écriture de la région Ile-de-France. Je suis en répétitions pour le spectacle MONTAGNES inventé avec la plasticienne Sarah Jérome. Et par ailleurs, je suis en train de composer et d’enregistrer mon 3e album qui sortira, je l’espère, en décembre 2022. 

J’ai la chance de côtoyer des créateurs aux univers très différents. Parfois, je suis dramaturge, parfois compositrice, autrice ; parfois, je suis cheffe d’un projet, parfois je suis invitée sur le plateau à l’intérieur d’une création. C’est très motivant, cela permet plein de mouvements et de chocs. Et il et probable que cela apaise aussi mon hypersensibilité. C’est très intéressant de rentrer dans l’univers de quelqu’un d’autre. Quand, bien sûr, c’est un univers qui me touche, et c’est là où je parle encore de désir. Ma polyvalence intéresse aussi ceux qui m’embauchent pour quelque chose de précis. Cette porosité est essentielle dans mon parcours. Cela me nourrit aussi pour mes propres projets.

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Avez-toujours rêvé de devenir artiste ?
Il y a toujours eu de la musique dans ma vie, dans ma famille, de façon amateure. La musique était quotidienne, comme on respire. Mais je ne me suis pas dit je vais être musicienne, en plus je n’ai pas suivi de formation musicale mais j’ai toujours chanté. J’ai eu très jeune des chocs artistiques, au théâtre par exemple. A 6 ans, j’ai vu une représentation du Petit Ramoneur au théâtre des Célestins à Lyon, où des enfants chantaient et dansaient. Il avaient le droit d’être sur scène - pour moi c’était incroyable ! Je pense que mon désir s’est ancré à cet instant.

Vous avez pu faire ce que vous vouliez ou c’est quelque chose que vous avez acquis ?
Mes parents auraient préféré que je prolonge mes études, après ma maitrise de lettres. Le monde du théâtre, celui du cinéma n’étaient pas les leurs, mais ils ont fini par comprendre que c’était moi. Je faisais à l’époque déjà plein de petits boulots pour financer mes études et mon cours de théâtre. Ma mère était peintre et a souvent fait passer sa famille, ses enfants en priorité plutôt que son art. Je pense que cela m’a beaucoup nourrie en tant qu’artiste femme de me dire : je ne vais pas renoncer à l’un ou à l’autre. On n’a pas à renoncer.

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Photos : Claire Pathé, Bruno Merle et Camille Dampierre.

Ruppert Pupkin Photo maison du peuple

Ruppert Pupkin

Sous le pseudonyme de Ruppert Pupkin, Emmanuelle Destremau se produit sur les scènes musicales et théâtrales en France, Suisse, Allemagne et Russie. Elle a sorti 1 EP en 2010 puis 2 albums depuis. Elle compose aussi pour le théâtre et le cinéma. Elle a réalisé sous son nom 9 documentaires de création à travers le monde, est aussi actrice au théâtre et au cinéma, autrice d’une quinzaine de pièces de théâtre et de scénarii. Lauréate de la Villa Medicis hors les Murs, de l’aide à la création Artcena et de plusieurs bourses du CNL, elle a notamment collaboré à l’écriture du film Héros de Bruno Merle (Cannes 2007). Depuis 2010 elle créé des performances avec Fabrice Melquiot et co-dirige la compagnie l’Organisation avec Elodie Ségui. En 2018, elle est lauréate du Prix Swiss Life à 4 mains avec le photographe et musicien Oan Kim pour l’œuvre photo-musicale Digital After Love. Que restera-t-il de nos amours qui sera notamment exposé à la Philharmonie de Paris et fait l’objet d’un livre-CD aux éditions Actes Sud. La même année, elle fonde le collectif CHOKE avec Thomas Dodji Kpade. En 2020 elle publie le récit Border Ghosts. 2022 devrait voir la sortie de son 3e album : La Nuit Remue.